Article paru dans l'Union de Chalons en Champagne le 27/10/2020
Arrivé du Bangladesh, qu’il a fui en 2007 sans parler un mot de français ni connaître l’univers du vin, le trentenaire est aujourd’hui à la tête de sa propre cave à Saint-Memmie.
Bio express À 39 ans, Anthony Gomes vient de devenir propriétaire de la Grande boutique du vin CPH à Saint-Memmie. Né au Bangladesh, il demande l’asile en France, avec son épouse, en 2007, après avoir précipitamment quitté son pays. Il apprend rapidement le français, décroche l’équivalent du bac en 2009 puis intègre la formation commercialisation des vins et spiritueux au CFPPA d’Avize. Après avoir travaillé à Paris, ce passionné, aujourd’hui naturalisé français, revient travailler dans la Marne, où il devient son propre patron.
Cinq lettres résument son parcours singulier : « envie ». Anthony Gomes emploie ce mot souvent pour expliquer ce qui l’a amené à la tête de sa cave à Saint-Memmie en cette année 2020. Rien ne laissait pourtant présager qu’il occuperait ce poste à 39 ans, car le Marnais a grandi bien loin des terres de champagne, à près de 8 000 kilomètres en Asie. « J’ai quitté le Bangladesh, dirigé par les pro-islamistes à 27 ans », relate-t-il. Issu de la minorité catholique du pays, comme son épouse qui l’a accompagné, le commerçant dans un supermarché n’a eu d’autre choix que de laisser sa famille sur place, pour pouvoir se reconstruire ailleurs
« Le hasard » et les bonnes rencontres
Arrivé en France, le couple demandeur d’asile est envoyé au foyer Adoma, rue de Fagnières. « Châlons-en-Champagne pour nous, c’est le hasard », confie Anthony Gomes. Un heureux hasard car c’est dans cette ville marnaise qu’il a fait les « bonnes » rencontres. À la paroisse Jean-XXIII, sur la rive gauche, il croise notamment la route de Christiane Krajewski, animatrice pastorale, qui l’accueille dans sa famille et l’aide à entreprendre des études. Ce qui n’est pas une mince affaire puisque le couple ne bredouille pas un mot de français. S’engage alors un défi, celui de comprendre et parler la langue. « On a appris pendant un an avant de reprendre notre scolarité. »
Au lycée Ozanam, son épouse intègre le cursus d’auxiliaire de vie. Lui décroche l’équivalent du bac en littérature histoire avec l’appui du Greta avant de continuer au Centre de formation professionnelle et de promotion agricole (CFPPA) d’Avize. Il pénètre alors l’univers du vin que sa famille d’accueil lui a fait entrevoir. Un monde qu’il ne maîtrise pas, ou si peu. « Avant de venir dans la Marne, je connaissais le vin à travers la religion, la messe, son histoire dans la Bible, c’est tout », expose le trentenaire dans un sourire qui ne le quitte que très rarement. Qu’à cela ne tienne.
Après un entretien avec le directeur du lycée viticole en 2010, il entame la formation commercialisation des vins et spiritueux, en alternance au sein de la Grande boutique du vin CPH de Saint-Memmie. Son parcours peut étonner, voire déranger dans le vignoble, mais Anthony Gomes a cette envie qui l’anime. Il « laisse de côté les mauvaises rencontres », dit-il pudiquement, et avance. Il se crée son propre chemin.
«Mettre en avant les vins atypiques, qui ont le goût de terroir»
« Quand je goûte un vin qui me plaît, je ne peux pas m’empêcher de le mettre dans le magasin, même si je ne sais pas s’il y aura des clients pour l’acheter. » Anthony Gomes procède au feeling, il aime le goût de terroir, ce qui sort du lot. « Il existe beaucoup de vins communs en France, le but est de sortir ce qui est atypique ». Hors de question pour lui de construire sa cave avec ce qui lui est proposé par les grossistes dans leurs catalogues. Le sommelier parcourt régulièrement les vignobles de France pour rencontrer les vignerons, comprendre leur façon de produire et sélectionner des bouteilles qui ont du caractère. Et ce depuis plusieurs années puisque, avant de reprendre la tête de CPH à Saint-Memmie cette année, la constitution de la carte des vins de la boutique lui était déjà confiée depuis 2015. Il connaît donc chacune des mille références en rayon. « Je les change régulièrement pour apporter de la nouveauté. » Un investissement reconnu localement, mais aussi au-delà des frontières françaises grâce notamment à sa maîtrise de l’anglais. Des Belges, des Luxembourgeois, des Allemands ou encore des Britanniques lui passent commande. « Les gens viennent de loin dès que tu déniches des cuvées qui ne sont pas proposées ailleurs », estime le dirigeant de la cave, répertoriée dans le guide régional Gault & Millau 2019.
Il aime découvrir les terroirs, les cépages. « Le vin a une culture riche. Il touche à tout : géologie, géographie, histoire, c’est très intéressant. » Il forge aussi son palais, en intégrant notamment le premier bar à champagne spécialisé, au sein du prestigieux hôtel Le Dokhan’s à Paris, après avoir décroché son diplôme. « J’ai travaillé pendant deux ans avec Mickaël Rodriguez, un très grand sommelier qui m’a beaucoup appris sur les domaines, sur la construction d’une carte. »
Fort de cette expérience, il revient en 2013 à Châlons, où Françoise Hoffmann lui confie un poste sur son ancien lieu de stage, chez CPH. Une opportunité qu’il saisit. « J’avais envie de revenir ici car l’endroit, son environnement, les gens y sont ouverts. J’ai beaucoup voyagé mais, encore aujourd’hui, cela reste ma ville préférée. »
« Mettre en avant le vigneron plus que l’appellation »
Dans la boutique située en face du Capitole, Anthony Gomes développe son réseau, constitue sa carte, approfondit ses connaissances dans le vin. Son investissement est salué, son choix de « mettre en avant le vigneron plus que l’appellation » et « la biodynamie » respecté. Et celui qui ne se décrit pas comme un expert mais plutôt comme « un grand passionné » séduit les amateurs du territoire comme les professionnels puisqu’il devient partenaire de l’office de tourisme pour les animations dans les caves médiévales et organise des dîners dégustations avec le Petit Pasteur.
C’est donc naturellement que la possibilité de prendre la tête du commerce lui est soufflée quand l’établissement vient à être cédé. Un challenge qu’il accepte, lui qui ne connaissait pourtant pas grand-chose au vin voilà dix ans. « J’étais stagiaire ici, c’est ma première expérience professionnelle. CPH est devenue une part de ma famille. » Il sait qu’il « prend un risque », d’autant qu’étant situé dans les zones commerciales en périphérie, il bénéficie de peu d’aides lors de son installation. Il se sent soutenu malgré tout par ses pairs, qu’ils soient restaurateurs, traiteurs ou fromagers, du centre-ville avec qui il collabore régulièrement, sa banque ou encore Initiative marne qui lui accorde un prêt à taux zéro.
Cette nouvelle aventure est entamée « dans une période peu propice aux commerçants en raison du Covid », il en a conscience, mais Anthony Gomes ne s’est pas départi de cette détermination qui l’anime. Il réussira et ce, parce qu’il a encore et toujours cette « envie d’avancer ».